Entretien. L’Anticapitaliste a rencontré Pontcerq, un éditeur rennais qui publie et diffuse suivant une procédure très singulière en phase avec l’esprit critique qu’il revendique contre toutes celles et ceux qui voudraient en faire une « compétence ».
La sortie du livre « De la faiblesse de l’esprit critique envisagé comme "compétence" »1 a donné lieu à une forme d’intervention. Pouvez-vous indiquer aux lecteurEs de l’Anticapitaliste de quoi il s’est agi et ce qui vous a amenés à procéder ainsi ?
Que faisons-nous dans les universités quand nous passons y agiter, comme à Rennes et Nantes2 jusqu’à présent ? Nous descendons dans les amphithéâtres — agitons à la cloche dans les travées — et distribuons des tracts expliquant très précisément les raisons de notre action. Ces tracts sont intitulés : « La philosophie (insultée) répond à la psychologie cognitive et aux sciences de l’éducation ». Nous ciblons nommément certains professeurs : car tant qu’une action ne cible pas un peu précisément, il est frappant de constater que personne ne se sent jamais visé : on veut croire que la critique s’adresse à un autre que soi, au voisin par exemple... Nommer lève l’ambiguïté. Mais les nommés sont loin d’être les seuls visés, sur le fond.
Nous ne dirions pas cependant que ces interventions viennent accompagner la sortie d’un livre, qui préexisterait : la publication de l’essai et ces interventions forment un tout. En ce sens, cet essai est lui-même un tract, un peu long soit mais c’est un tract ! C’est la raison pour laquelle il est distribué gratuitement, et non vendu. La tradition du tract est ancienne chez Pontcerq (qui les appelle parfois Flugblatts [de l’allemand « feuille volante, tract », NDLR] en référence au Messager de Hesse3 distribué aux paysans des campagnes hessoises par des bandes d’étudiants la nuit, au péril de leur vie. D’autres maisons d’édition s’y sont mises, paraît-il, et font des « tracts » elles aussi, payants, ceux-là. Or le propre du tract est précisément, au contraire du livre de librairie, de s’attacher par une intervention à une situation, laquelle permet de faire entrer une parole dans un « présent ».
Vous éditez l’ouvrage, vous le signez (auteur, donc), vous en faites la promotion... Est-ce là une façon de briser des lignes et d’affirmer qu’« une autre édition est possible » ?
Peut-être. Il faut constater que nous aurions cette tendance alors, celle d’explorer des formes qui soient en deçà de la forme « présomptueuse » du livre que nous pratiquons aussi par ailleurs et avec joie également. Nous suivons là une indication discrète laissée par Walter Benjamin dans Sens unique4… Hormis les Flugblatts-tracts nous avons aussi tenté de brouiller les frontières entre l’affichage très sauvage et l’affiche propre sur elle (avec ISBN intégré). C’est le sens des séries de notre affichage messalino-claudien : des têtes de Claude l’empereur et de Valeria Messalina que les Rennaises et Rennais connaissent bien désormais5. Ces affiches sont issues elles aussi d’une publication de l’Apocoloquintose, le pamphlet de Sénèque6. Nous ne savons pas si une autre édition est possible, mais nous essayons d’éditer autrement des textes et de les inscrire dans le présent, quand ce sont des textes venus du passé. Et de les inscrire dans les rues de la ville, quand ils ont été écrits dans la chambre (Stube). Et de les déverser dans les amphithéâtres, et si possible dans ceux où ils sont le plus nécessaires et le moins « attendus »…
La question que pose votre livre De la faiblesse de l’esprit critique envisagé comme « compétence » semble donc très importante. Quels sont, selon Pontcerq, les enjeux derrière cette conception ?
L’originalité de l’essai est de penser ensemble deux questions (l’une et l’autre décisives, mais en général séparées) : la compétence et l’esprit critique. La « compétence » est un concept né dans les années 1980, dans les sciences du management (et de la ressource humaine). Il y a donc de quoi s’en méfier : ces sciences ont produit les destructions considérables qu’on sait dans les lieux du travail humain. Or, dans le même temps, la « compétence » entrait à l’école. Évidemment il fallait absolument habiller le concept et donner le sentiment que c’était un hasard complet si le mot était le même ici et là, car les professeurEs sont tous des gens de gauche, comme on sait… Ce discours passerait mal si on ne l’habillait pas un peu. Or des pédagogues se chargèrent en effet de l’habiller. Et c’est là que cela devient intéressant et notre essai analyse très attentivement cet habillage. Il montre dans le même temps que la compétence (d’un point de vue phénoménologique) n’accomplit rien moins que la destitution du « monde ».
Cette analyse, nous l’appliquons à la question de l’esprit critique. L’OCDE en effet considère que l’« esprit critique » doit devenir une compétence-clef. Le ministère de l’Éducation nationale invente alors aussitôt une discipline nouvelle, l’EMI (éducation aux médias et à l’information), où ce « nouvel esprit critique » doit et peut (grâce à l’aide des recherches universitaires nouvelles) être enseigné. Or on s’aperçoit en lisant les publications (ce que nous faisons attentivement dans notre essai) que cet esprit critique envisagé comme compétence, tout en continuant à se réclamer à l’occasion des Lumières et des penseurs critiques, délivre en fait une prophylaxie de la soumission à l’ordre existant. Ce n’est pas un hasard, c’est philosophiquement (par les présupposés qui sont les leurs, dans leur définition même de ce que veut dire « penser ») que les cognitivistes se condamnent à cette soumission, à cette répétition infinie et docile de l’existant…
Et l’essai réserve quelques surprises. Ainsi le grand penseur de l’esprit critique américain, cité élogieusement par tous ces chercheurs français, Peter A. Facione, s’avère un grand marchand lui aussi : il vend ses services d’esprit critique aux systèmes de santé américains, aux entreprises, à l’armée… aux schools-écoles enfin. Mais la recherche en cognition française ne s’en est pas encore aperçue. Elle est occupée à chercher des biais.
Propos recueillis par Vincent Gibelin
1.Voir l’Anticapitaliste 633 du 20 octobre 2022.
2.Interventions sauvages, de type militant, au sein même des cours mentionnés dans l’essai publié par Pontcerq.
3.Le pamphlet de Georg Büchner et Ludwig Weidig imprimé clandestinement en juillet 1834 et d’une grande violence contre l’ordre en place de la Restauration. Il a été publié en 2015 aux Éditions Pontcerq.
4.Walter Benjamin, Sens unique, Petite bibliothèque Payot, 2013.
5.Affichage énigmatique, de simples feuilles A4 ou A3, avec ou sans commentaires, placardées sur les murs de la ville…
6.L’Apoloquintose ou la Transformation de l’empereur Claude en citrouille, œuvre satirique de Sénèque.