Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) - Ille et Vilaine (35)
  • Mai 1967- mai 2017 : anniversaire d’un massacre colonial en Guadeloupe

    Il y a cinquante ans, des dizaines de Guadeloupéens furent assassinés par les forces de l’ordre, gendarmes et policiers. Un massacre longtemps mis sous le boisseau et dont seules les victimes ont été jugées, un crime d’Etat commis dans ce qui était théoriquement un département français.

    L’île était devenue département français en 1946, par le vote de la loi dite d’assimilation, alors que socialistes et communistes étaient au gouvernement. Elle souleva alors de grands espoirs, puisque cela devait signifier la fin de la toute-puissance des gouverneurs, de la fraude électorale, ainsi que l’octroi des avantages sociaux de la métropole.
    Une douzaine d’années plus tard, force fut de constater que peu de progrès avaient été faits. En 1958, un rapport des Renseignements généraux rappelait le sous-emploi chronique, les salaires inférieurs de 17 % à ceux de l’Hexagone pour un coût de la vie supérieur de 65 % à celui de Paris, l’habitat précaire, les conditions sanitaires désastreuses, le typhus encore menaçant et la lèpre toujours répandue. Les prestations sociales promises n’arrivaient pas et le salaire minimum restait inférieur de 18 % à celui de l’hexagone, malgré un coût de la vie plus élevé. 75 % des terres cultivables restaient entre les mains de sociétés anonymes ou de grands propriétaires. « La situation sociale correspond à la pigmentation », résumait laconiquement le même rapport.1

    En 1967, les choses n’ont toujours pas beaucoup avancé. Il y a bien une prime de vie chère de 40 %, mais elle est réservée aux seuls fonctionnaires. Le chômage est très élevé du fait du déclin de l’industrie sucrière. Les aides sociales sont réduites à peau de chagrin et l’habitat, indigne. Dans une case vivent quatre familles, sans cuisine ni toilettes. La municipalité communiste de Pointe-à-Pitre engage alors des grands travaux de rénovation urbaine, et c’est ainsi que l’industrie du bâtiment connaît un grand essor, en attirant les ouvriers agricoles laissés sur le carreau avec la crise sucrière.

    C’est justement une grève des ouvriers du bâtiment pour une augmentation des salaires qui va mettre le feu aux poudres à Pointe-à-Pitre, cœur industriel de l’île. Mais pour comprendre ce qui va se jouer les 26, 27 et 28 mai 1967, il faut revenir deux mois en arrière à Basse-Terre, la capitale administrative.

    Mars 67 : Basse-Terre

    Des élections législatives se déroulent en mars 1967. Comme toutes les élections, elles sont entachées de fraude et d’achat massif de voix. Cette fois, ce sont les aides et indemnisations octroyées après le terrible cyclone de septembre 1966 qui sont bloquées pour financer la fraude. Laquelle est organisée sur place par un agent électoral de l’UNR (la formation gaulliste de l’époque), une connaissance de Jacques Foccart, le Monsieur Afrique de de Gaulle. La candidate communiste est donnée favorite, mais Vladimir Srnsky, d’origine tchèque, achète massivement des voix pour la faire battre, ce qui permet à la candidate de droite, une inconnue, de gagner. Srnsky s’en vante dans un télégramme adressé à Foccart, où il estime avoir contribué à sauver un siège de la majorité gouvernementale.

    Ce Srnsky tient un magasin de chaussures, devant lequel travaille comme clouteur Tersien Balzinc, un infirme noir. Srnsky, un raciste qui se croit tout permis, lâche son chien contre Balzinc en lui disant « va embrasser le nègre ». Comme au temps de la chasse aux esclaves qui s’enfuyaient des plantations. C’est la provocation de trop qui met le feu aux poudres. Son magasin est pillé et les forces de l’ordre ripostent à coup de gaz lacrymogènes. Les émeutes se prolongent deux jours. Le préfet, qui en paroles condamne l’auteur de cet acte raciste, organise son départ dans son avion de fonction. Ainsi exfiltré, Srnsky s’exile aux Etats Unis.

    Le lendemain, 21 mars, les manifestations continuent, une quincaillerie est pillée et les manifestants s’emparent d’armes à feu et de sabres. Les pouvoirs publics français désignent alors l’ennemi : les communistes et les indépendantistes.

    Un contexte international de décolonisation

    A la fin des années 1960, les mouvements révolutionnaires ont le vent en poupe. La révolution cubaine l’a emporté en 1959 et Fidel Castro tient tête aux Etats-Unis, les Noirs américains sont entrés en lutte, il y a eu la révolution chinoise et la victoire des Algériens contre l’impérialisme français. Tous ces mouvements marquent les esprits, surtout des jeunes. Parmi les Antillais vivant à Paris, l’idée d’indépendance faisait son chemin.

    Dans ce contexte, Jacques Foccart redoute des explosions aux Antilles. Il est très lié à la Guadeloupe, où sa famille possède des plantations. Son père a épousé une blanche du pays, descendante de colons, Elmire de Courtemanche de la Clémandière (ça ne s’invente pas !) Plus généralement, le pouvoir gaulliste ne veut pas que les derniers confettis de son empire lui échappent. Une ordonnance du 15 octobre 1965 permet de renvoyer manu militari vers la France les fonctionnaires soupçonnés de ne pas être aux ordres. Un écrivain connu comme Edouard Glissant, ou encore Joby Fanon, frère de Frantz Fanon, ont subi cette sanction. Il n’est pas question de céder les Antilles à des indépendantistes, ou d’abandonner ces zones à l’influence de la révolution cubaine, ce que les Américains, engagés au Vietnam, n’auraient de toute façon pas toléré.

    Les craintes du gouvernement français sont d’autant plus vives qu’une conférence anticolonialiste, la Tricontinentale, s’est tenue en janvier 1966 à la Havane, en solidarité avec les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, et que des membres du Gong (Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe) y ont participé. L’un des organisateurs de la Tricontinentale, Mehdi Ben Barka, dirigeant socialiste marocain, a été arrêté à Paris par deux policiers français en octobre 1965, avant d’être assassiné par des envoyés du roi du Maroc qui, couverts par les autorités françaises, ont pu repartir tranquillement chez eux.

    Le préfet récemment nommé en Guadeloupe, Pierre Bolotte, vient d’Algérie où il n’a pas pu empêcher l’indépendance. Pas question pour lui que le même scénario se reproduise aux Antilles.

    Mai 67 : une répression féroce

    Tout commence avec une grève des ouvriers du bâtiment qui réclament une augmentation des salaires de 2 %. Le 26 mai, une rencontre entre patronat et syndicats se tient face à la place centrale de Pointe-à-Pitre, celle de la Victoire. Une foule est rassemblée à l’extérieur dans l’attente des résultats. En grève depuis plusieurs jours, les travailleurs du bâtiment sont excédés par l’intransigeance et l’arrogance patronales. L’ambiance est tendue. Parmi les manifestants figurent quelques militants et sympathisants du Gong. Le bruit court qu’un des patrons, tous Blancs, aurait déclaré « quand les nègres auront faim, ils reprendront le travail ». On ne sait pas si ces paroles ont été vraiment prononcées, toujours est-il que la rumeur fait éclater la colère : des conques de lambis (gros coquillage) sont projetés sur les gardes mobiles, dont certains sont blessés. Ils ouvrent alors le feu, visant notamment un militant du Gong connu de la police, Jacques Nestor, 24 ans, abattu d’une balle dans le dos.

    Toute la journée, les forces de l’ordre tirent sans sommation. Des passants sont abattus, la tuerie se poursuit dans la nuit. Combien de morts ? Huit selon le chiffre officiel de l’époque, mais 87 pour le ministre chargé des Dom-Tom de 1983 à 1986, Georges Lemoine ; les organisations indépendantistes avancent pour leur part le nombre de 47 tués. Trois jours durant se poursuit ce qu’une des victimes, Yvon-Solange Coudrieu, appellera « la Saint-Barthélémy des nègres ». Ce professeur de sport déclare devant Pierre Billotte, ministre de l’outre-mer : « si j’étais un Français à part entière, je ne serais pas devant vous, fauché par une balle tirée dans le dos par les forces de répression, et qui m’a arraché la jambe droite. Sans sommation, ni couvre-feu. »

    Il s’agissait d’inspirer la terreur à l’ensemble de la population, de la décourager de se joindre à une organisation indépendantiste. Et cela a marché : les habitants se sont terrés dans leurs maisons, des personnes transportées à l’hôpital se sont enfuies en enjambant les murs pour ne pas être interrogées par les forces de l’ordre, car ceux qui étaient blessés étaient considérés comme coupables. Longtemps, cette peur a eu sa traduction dans les familles, un enfant considéré comme rebelle ou pas assez obéissant étant appelé un petit gong... et ce n’était pas un compliment.

    Cela dit, les jeunes du grand lycée de Pointe-à-Pitre, malgré la peur et les risques qu’ils encouraient, malgré les pressions des parents, ont manifesté pour protester contre le massacre. Arrivés place de la Victoire, les lycéens ont fait un sit-in en scandant « assassins, assassins ». Les forces de répression les ont alors mis en joue, mais se sont ensuite « contentées » de les disperser à coup de crosse…

    Ce n’est pas la première fois qu’il y avait des tués en Guadeloupe au cours de mouvements sociaux. Cela s’était produit en 1910, 1925, 1954 et 1959, lors de grèves dans la canne et dans la banane. Mais c’est en 1967 que le bilan a été le plus lourd. Un bilan gardé secret, car bien des archives ne sont pas encore déclassifiées. C’est ce que révèlent les travaux très précis de la commission Stora qui, malgré ses recherches, pas parvenue à établir un bilan exact du drame.

    Il a fallu du temps pour que ces événements soient connus dans le détail car le seul quotidien local, France Antilles, avait quasiment passé ces événements sous silence, ne mentionnant, le 29 mai, que le retour au calme. La télévision, l’ORTF aux ordres du pouvoir gaulliste, n’en dit rien. Quant au quotidien national Le Monde, il fallait remarquer un encart de dernière minute, tout en bas à gauche de sa Une : « Les violentes manifestations de Pointe-à-Pitre témoignent du malaise social à la Guadeloupe » (la mention des événements ne figurant qu’en page 9).

    Le Gong, seul responsable

    La propagande d’Etat, à travers la radio et France Antilles, dirigé par Hersant, a mis les émeutes sur le compte de l’organisation indépendantiste, le Gong. Soupçonnée de recevoir des subsides de la Chine, de Cuba et de l’Algérie, celle-ci était placée sous surveillance. Les Renseignements français pistaient ses militants et sympathisants, et ce n’est pas par hasard que le premier mort fut Jacques Nestor. « Dès le départ, trois personnes proches du GONG sont visées et tuées : Nestor, Landre, Taret. Taret est un sportif qui s’est fait soigner par le docteur Sainton (fondateur du Gong). Landre parce qu’il se rendait à la veillée mortuaire de Taret. Pour faire peur. On l’a fait en 1802, on a recommencé en 1910 et on l’a fait aussi en 1967 », a ainsi déclaré Claude Makouke, secrétaire général de l’UPLG (Union populaire pour la libération de la Guadeloupe), successeur du Gong.

    Le Gong était né en 1963, au moment où le mouvement de décolonisation atteignait son apogée et où, en Guadeloupe, la jeunesse et une partie de la population étaient réceptives aux idées de libération nationale. Le mouvement était forcément clandestin, ses membres, en tant que partisans de l’indépendance, ses membres risquant jusqu’à 10 ans de prison ferme.

    Les dirigeants du Gong et d’autres personnalités nationalistes connues furent arrêtés, mis dans un avion et emprisonnés à la Santé à Paris. Tout comme les dirigeants militant en France, parmi lesquels des membres de l’Association des étudiants guadeloupéens et de celle des travailleurs antillo-guyanais.

    Le Parti communiste guadeloupéen allait pour sa part se démarquer du Gong en accusant des groupements gauchistes d’avoir voulu « créer un mouvement anti-blanc », selon les termes du maire communiste de Pointe-à-Pitre, Henri Bangou, de « profiter dans la rue d’une foule sans travail, sans perspectives ». Bangou dénonça « des aventuristes qui ont poussé́ des jeunes gens parfois de 14/15 ans à parcourir les rues armés de bâtons et de cailloux. » La presse communiste affirma que les grévistes du bâtiment n’avaient pas pris part aux violences et parla « des agitateurs étrangers à la grève ». Un langage que l’on retrouvera dans la bouche du PCF en 1968, pendant les grèves et les manifestations étudiantes.

    Des procès qui tournent court

    Le procès des 19 inculpés du Gong se tint début 1968 devant la Cour de sûreté de l’Etat, tribunal d’exception mis en place lors de la guerre d’Algérie. Faute de preuves quant à leur soi-disant rôle dans la préparation et le début de réalisation d’une insurrection révolutionnaire en Guadeloupe, ces dirigeants furent relaxés ou condamnés à des peines avec sursis, et tous libérés.

    Témoignant à ce procès, Aimé Césaire, lança une formule qui fera date et est citée aujourd’hui dans les manifestations de Guyane : « si ces gens-là sont ici, c’est que contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, nous ne sommes pas des Français à part entière, mais des Français entièrement à part. » Et Jean Paul Sartre de renchérir : « les Français de Guadeloupe n’ont pas les mêmes droits que les Français de France. Par conséquent, ils ne sont pas français. » Michel Numa, l’un des fondateurs du Gong, témoignera : « quand nous sommes passés devant le juge, après huit jours de garde à vue, il nous a inculpés. Nous n’avions pas d’armes, on en a cherché chez nous, et l’arsenal du Gong, présenté devant la cour de sureté de l’Etat était un vieux revolver rouillé qui servait de presse papier à notre ami Eltice. Le président de la cour lui-même, a balayé cela d’un geste agacé en disant "Ferraille !" »

    Les véritables coupables n’ont cependant jamais été poursuivis, comme le constate un des avocats, Fred Hermantin : « qui du patronat a été poursuivi en mai 67 ? Personne. Qui de l’administration a été poursuivi à l’époque ? Personne. Les vrais responsables n’ont jamais été dans les box. Seuls ont été dans les box ceux contre lesquels on craignait qu’ils ne propagent une idéologie qui était contraire aux intérêts de la France colonialiste et de l’empire français. »

    A Pointe-à-Pitre s’ouvrit le 3 avril 1968 le procès de 25 prévenus accusés d’avoir participé aux émeutes du mois de mai. Lequel tourna au procès du colonialisme, des inégalités et de la discrimination. Certains prenant l’exemple d’une femme de gendarme pourvue du seul BEPC qui trouve un emploi dès le lendemain de son arrivée sur l’île, alors que des milliers de jeunes filles qui ont le BEPC et même le bac ne trouvent rien. Le commissaire Canalès, principal témoin cité par l’accusation, mis en cause dans les fusillades, ne se présenta pas après le premier jour et resta introuvable. Cela fit d’autant plus mauvais genre que, la veille, la défense l’avait mis en cause pour son rôle dans la répression des émeutes. Mieux, le corps urbain de police chargé d’escorter les prévenus entra en grève ! Seuls les gendarmes mobiles restaient en faction à l’intérieur du palais. Le 12 avril, le tribunal ordonna huit relaxes au profit de prévenus auxquels n’étaient reprochées que leurs opinions, 11 condamnations à de la prison avec sursis et six à des peines ferme n’excédant pas 18 mois. Les condamnés étaient censés avoir volé, incendié et commis des violences.

    Une partie de la population a réagi contre ces emprisonnements. Des manifestants se sont rassemblés plusieurs jours au tribunal de Pointe-à-Pitre. La salle du tribunal était pleine à craquer. Le commissaire Canalès, désigné par les juges comme celui qui avait donné l’ordre de tirer, a échappé au lynchage sous bonne protection, la population manquant de renverser le fourgon qui l’emmenait au dehors. C’est grâce à ces mobilisations que des inculpés ont été libérés, mais de nombreux jeunes des quartiers sont restés en prison durant des mois ou années. Il y a eu un élan de solidarité pour soutenir les parents des emprisonnés.

    Mais il n’y a pas eu de manifestations politiques importantes pour dénoncer les tueries. Le Parti communiste, qui était le plus implanté dans la population, n’a pas appelé à la mobilisation.

    C’est pendant les 44 jours de protestation en 2009 contre la vie chère et la « profitasyon » que ces événements sont revenus à la surface.

    Le patronat, qui refusait l’augmentation des salaires de 2 %, dut finalement accorder 25 % le 30 mai 1967. Mais il aura fallu pour cela des dizaines de morts et de blessés.

    Régine Vinon